Socialisme ou barbarie au seuil du XXIe siècle

(Manifeste programmatique de la Quatrième internationale)

 

10. Une nouvelle étape de la crise de direction ouvrière et ses racines objectives

La crise de l'humanité, c'est en dernière analyse la crise de la direction et de la conscience de la classe des salarié(e)s. La IVe Internationale l'a proclamé dès sa fondation, dans son Programme de transition. Rien de ce qui s'est produit depuis 1938 ne s'oppose pas à ce constat, bien au contraire.

Mais la crise de crédibilité du socialisme qui prévaut depuis une décennie ajoute une dimension nouvelle à cette crise de direction. L'affaiblissement prononcé de l'emprise des appareils traditionnels sur la classe ouvrière, surtout au sein des entreprises, sur les syndicats, sur les "nouveaux mouvements sociaux", qui est incontestable, ne débouche point sur l'avènement de nouveaux partis de masse à leur gauche, à quelques exceptions près, ni à un renforcement sérieux des organisations révolutionnaires.

Le scepticisme des masses par rapport à un projet global de société, différent de celui du capitalisme "social", tend à fragmenter les mouvements de protestation et de révolte. Cette fragmentation en réduit la durée. Elle facilite leur récupération, avant tout électorale, par les appareils traditionnels.

Du même fait, la centralisation de l'expérience et l'accumulation des cadres, voire le maintien d'un niveau moyen de militantisme, se trouvent entravées. A l'échelle mondiale, des centaines de milliers de militant(e)s, de cadres, de dirigeant(e)s exemplaires de luttes syndicales, féministes, anti-militaristes, de solidarité internationale, ont rompu avec les PC et la social-démocratie. Mais dans le contexte présent, beaucoup d'entre eux (elles) sont devenu(e)s progressivement sceptiques quant à la possibilité de substituer des organisations et des partis meilleurs aux organisations traditionnel(le)s. Ils (elles) se sont retiré(e)s vers des activités sectorielles ou ponctuelles, ou se sont replié(e)s sur la vie privée.

C'est une perte sérieuse pour la possibilité de construire rapidement de nouvelles organisations révolutionnaires plus fortes. C'est une perte sérieuse pour la classe dans son ensemble, car ces militants et cadres représentent souvent des trésors d'expérience.

Il faut cerner de plus près les causes objectives et subjectives de ce phénomène.

A partir des années 1970, la classe ouvrière a vu ses conditions traditionnelles d'emploi, de travail, d'organisation et de combat au jour le jour graduellement modifiées, surtout dans les pays anciennement industrialisés. Il y a eu déplacement massif de l'emploi de l'industrie manufacturière et des mines vers le secteur des services. Il y a eu réduction partielle de la concentration ouvrière dans des entreprises géantes. Il y a réduction des formes d'organisation du travail basées sur la chaîne, qui facilitèrent un contrôle embryonnaire des délégations syndicales sur le rythme du travail.

Un aspect concomitant de ces transformations de l'économie capitaliste a été une féminisation progressive de la classe des salarié(e)s. La possibilité croissante pour les femmes d'obtenir ainsi un revenu indépendant marque incontestablement une étape vers leur émancipation. Mais elle aggrave simultanément en général leurs conditions matérielles (double journée de travail), vu les difficultés qu'elles rencontrent de faire participer les hommes aux tâches domestiques, et l'absence d'un réseau satisfaisant d'institutions sociales prenant en charge une partie importante des occupations ménagères traditionnelles. Elle les soumet aux contraintes d'un travail de plus en plus aliénant et mécanisé, qui se généralise dans le secteur des services où elles sont employées majoritairement.

Elle est en outre marquée par un retard prononcé de la féminisation au sein des syndicats, ce qui accentue leurs difficultés à faire valoir leurs revendications propres et à développer un combat pour leur satisfaction.

Tout cela freine leur engagement militant permanent. En même temps, une nouvelle étape de la bureaucratisation des appareils traditionnels s'est accompagnée d'un renforcement de leurs liens avec les appareils étatiques ou para-étatiques. Ceux-ci sont parfois devenus la base principale des partis ouvriers traditionnels, au détriment de leurs liens avec les travailleurs eux-mêmes.

Il s'en est suivi une crise croissante d'identification d'importants secteurs de la classe ouvrière avec le mouvement ouvrier organisé, ainsi qu'une crise croissante interne de celui-ci.

Les travailleur(euse)s ont été confronté(e)s à des conditions nouvelles auxquelles ils (elles) n'ont pas pu réagir rapidement ni spontanément. Ils se sont trouvés sur la défensive face à une offensive patronale généralisée, devant laquelle leurs organisations traditionnelles ont en grande partie capitulé.

Cela a engendré désorientation et désarroi. Il faudra du temps et des succès, du moins partiels, dans la riposte pour que ces effets subjectifs soient graduellement surmontés.

Petit à petit, la riposte ouvrière à l'offensive patronale s'ébauche. Elle prend même de nouvelles formes radicales: grève active, élargissement de l'action vers les consommateurs, parfois contestation de l'autorité de l'Etat.

Graduellement, le mouvement ouvrier se recomposera, ce qui s'appuyera sans doute sur une confluence progressive de secteurs combatifs des organisations de masse, des militantes pour les droits des femmes, des couches les plus lucides de la jeunesse et de secteurs de salarié(e)s aujourd'hui à l'extérieur de celles-ci, et de secteurs des nouveaux mouvements sociaux en voie de radicalisation.

L'essentiel pour les socialistes révolutionnaires est de surmonter la phase d'expériences ponctuelles et fragmentées, de réinsérer dans la riposte ouvrière les tendances et les valeurs de la solidarité interprofessionnelle généralisée, de l'étendre aux victimes les plus démunies de l'austérité : immigré(e)s, femmes, jeunes, chômeur(euse)s, retraité(e)s. Ceci pose la nécessité d'une réorganisation des structures permanentes et de nouveaux réseaux de lutte.

Mais la crise accentuée de la direction ouvrière se base aussi sur une nouvelle étape de la dialectique des conquêtes partielles. L'accroissement indéniable du niveau de vie de larges secteurs de la classe ouvrière des métropoles et de secteurs plus réduits des pays semi-industrialises au cours du "boom" d'après-guerre a accentué des réflexes conservateurs au sens existentiel du terme : conserver l'acquis plutôt que l'étendre. Jusqu'à ce que la longue dépression ait fait baisser le niveau de vie au point où ce réflexe ne joue plus, ou beaucoup moins, il faudra de nouveau du temps.

Finalement, la possibilité pour de nombreux "anciens combattants" de 1968 de s'insérer avec succès dans la société bourgeoise à partir de la deuxième moitié des années 70 possibilité qui diminuera fortement au cours des années 90 a privé la classe ouvrière d'appuis, les organisations révolutionnaires de cadres et de militants, ce qui a affaibli l'une et les autres.

Mais il ne faut pas minimiser d'importantes tendances allant dans le sens contraire, et qui favorisent à la longue la solution de la crise de conscience et de direction révolutionnaire du prolétariat.

Les révolutionnaires ont toujours été une minorité au sein de la classe des salarié(e)s. Elle a toujours subi une forte influence d'idéologies bourgeoises et petites-bourgeoises, en fonction même de la manière contradictoire dont elle est insérée dans la société bourgeoise.

Mais aujourd'hui, les socialistes révolutionnaires engagent le combat difficile pour reformuler de manière convaincante la perspective socialiste, avec des atouts dont ne disposaient pas les deux ou trois générations précédentes. L'emprise des appareils traditionnels sur la classe s'est desserrée. Le caractère nuisible, inhumain, barbare, du régime capitaliste et de ses "valeurs" est plus largement perçu. Des secteurs jeunes s'orientent vers une "subversion" radicale.

Aux socialistes de prendre appui sur cette nouvelle donne pour engager un combat vital pour l'avenir du genre humain : celui de refaire du prolétariat le fer de lance d'une lutte anti-capitaliste. Ce n'est pas un combat gagné d'avance. Ce sera un combat long et difficile, mais c'est possible. C'est un combat plus que jamais nécessaire.

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