Socialisme ou barbarie au seuil du XXIe siècle
(Manifeste programmatique de la Quatrième internationale)
17. La lutte contre l'oppression nationale
La question nationale est l'une des plus explosives de la situation mondiale. Au delà même des colonies maintenues (Porto Rico, Antilles, Kanaky...), les pays du "Tiers-monde" ont connu une "décolonisation" qui n'a pas abouti à une véritable souveraineté nationale. Sous des formes allant de la domination politico-militaire directe de l'impérialisme à la dépendance financière, technologique, culturelle, ils restent soumis à l'hégémonie impérialiste. Sous le fardeau de la dette, leur dépendance tend à s'aggraver à la suite des mesures de privatisation-dénationalisation notamment celles imposées par le FMI. Sous prétexte de lutte contre le trafic de la drogue, l'impérialisme déploie de nouveau sa présence militaire directe en Amérique latine, et pourra le faire demain dans d'autres régions du monde. La maîtrise par les multinationales et les Etats impérialistes des moyens de communication audiovisuels, de la production et de la diffusion par satellite des programmes, est un moyen supplémentaire de manipulation culturelle.
Par ailleurs, le découpage colonial ou néo-colonial des Etats du "Tiers-monde" et la genèse spécifique de leurs élites dirigeantes, aussi bien celles nationalistes que celles mises en place par l'impérialisme, ont débouché sur l'existence de nations morcelées et de minorités nationales ou ethniques opprimées.
Dans les métropoles impérialistes elles-mêmes, où le processus de formation des Etats-nations s'est étendu sur deux siècles sinon davantage, subsistent des nationalités opprimées (peuples indien, noir, latino et autres aux USA; Québécois, Irlandais, peuples opprimés de l'Etat espagnol, etc.). Dans certains cas, cette oppression nourrit de puissants mouvements de masse de libération nationale. Les tentatives de résoudre ces problèmes par une combinaison de mesures de répression brutale et de réformes politiques limitées se sont heurtées à la résistance des peuples concernés. L'idée selon laquelle ces questions trouveront une solution dans le cadre réaménagé de la Communauté européenne est une illusion. Il est vraisemblable au contraire que les déséquilibres économiques, sociaux, territoriaux, qui découlent de l'Acte unique, suscitent une résurgence de revendications nationales non ou mal résolues.
La crise actuelle dans l'ex URSS et en ex-Yougoslavie se traduit aussi par une explosion de revendications et de mouvements nationaux de masse. Ceux-ci expriment l'incompatibilité entre respect des droits démocratiques nationaux et dictature bureaucratique et policière, dont le chauvinisme est un élément constitutif. Les formes maintenues d'oppression nationale y étaient et restent très variées. Les aspirations anti-bureaucratiques des masses ont souvent trouvé dans les revendications nationales une expression politique globale, qui conjugue des aspirations linguistiques, culturelles, économiques, écologiques, et l'exigence de la souveraineté et de l'indépendance nationales.
Les solutions politiques concrètes à la question nationale ne peuvent être définies de façon générale, mais seulement cas par cas, sur la base de principes.
Les socialistes révolutionnaires sont avant tout des internationalistes. Ils défendent toujours les intérêts communs des travailleurs et travailleuses de toutes les nationalités, sans les subordonner à des intérêts particuliers. Ils combattent le racisme, la xénophobie, le chauvinisme, la haine, le mépris et la discrimination ethniques, la répression et toute violence à l'égard d'un quelconque groupe national, "racial" ou ethnique, quelle qu'en soit la racine objective ou la motivation subjective.
Le point de départ de toute politique internationaliste véritable doit certes être la distinction radicale entre le nationalisme des opprimés et celui des oppresseurs, une opposition irréconciliable à ce dernier et une solidarité avec les luttes des opprimés.
Cette attitude se traduit par la défense inconditionnelle du droit à l'autodétermination des nations opprimées, c'est-à-dire leur droit à être indépendantes ou à s'organiser souverainement dans un cadre fédéral ou confédéral avec d'autres nations, de manière librement consentie et librement réversible. A cette fin, il est indispensable que les travailleurs de la nation dominante manifestent leur solidarité intégrale avec la lutte de la nation opprimée, non seulement pour renforcer cette lutte, mais aussi pour affaiblir l'Etat de leur propre oppresseur de classe.
Il faut cependant établir une distinction entre le mouvement de masse en faveur du droit à l'auto-détermination, que nous soutenons sans conditions, et le nationalisme en tant qu'idéologie et doctrine politiques, y compris parmi les nationalités opprimées. En pratique, le nationalisme d'origine bourgeoise ou petite-bourgeoise a toujours nourri une dérive chauvine anti-démocratique à l'égard d'autres peuples. L'excuse est vite trouvée: garantir la sécurité de l'Etat nouvellement indépendant; garantir l'unité, l'homogénéité ou la survie de la nation; défendre ou récupérer ses "frontières naturelles" (historiques), etc. Ainsi, cette sorte de nationalisme se transforme rapidement en oppresseur et devient souvent expansionniste après avoir conquis l'indépendance étatique, comme l'exemple de la Yougoslavie l'illustre tragiquement.
De plus, les marxistes révolutionnaires s'opposent à toute idéologie nationaliste, même celle d'une nation opprimée, qui se fonde sur la croyance en la collaboration de classe, en la solidarité entre les employeurs de la nation et les salariés (ou les bureaucrates et les ouvriers) contre "l'ennemi extérieur". Cela est contraire au besoin de solidarité internationale entre tous les travailleurs et travailleuses, sans considération de couleur, de nationalité, de sexe ou de croyance.
Ce n'est que dans les pays où la lutte pour l'indépendance nationale a été combinée avec une lutte pour le socialisme Cuba et le Nicaragua, par exemple que pareils dangers ont été évités de manière significative. L'exemple le plus clair en est la façon dont le gouvernement sandiniste, après de graves erreurs au départ dans ses rapports avec les populations indiennes de la côte Est du Nicaragua, a su corriger sa politique et chercher à établir avec elles des relations fondées sur le respect mutuel et la solidarité, en dépit des circonstances très difficiles de la guerre menée par la Contra. C'est la preuve vivante du fait que le slogan de l'indépendance nationale, et la mobilisation des masses autour de cette question, ne sont pas nécessairement en contradiction avec les objectifs et les perspectives internationalistes.
Nous luttons pour un monde sans frontières, pour l'abolition des privilèges de toute nature, et pour l'intégration de toutes les nations dans une démocratie socialiste mondiale, où s'épanouiront conjointement une culture universelle commune et toutes les cultures nationales particulières. Cet objectif ambitieux exige non seulement l'abolition de tous les privilèges nationaux et linguistiques, de toutes les formes de tutelle exercées sur la nation même la plus faible, mais aussi une réparation des torts séculaires de l'oppression nationale ou raciale par une "discrimination positive" en faveur des minorités opprimées. Alors seulement pourra s'établir une stricte égalité entre toutes les nations.
La lutte contre l'oppression nationale s'inscrit ainsi dans la perspective d'un socialisme démocratique. Il faut que la classe ouvrière et le mouvement ouvrier se portent à la tête du combat contre l'oppression nationale, qu'ils ne se considèrent pas extérieures à cette cause, mais qu'ils s'affirment comme l'avant-garde des nations et "races" opprimées, tout en maintenant leur solidarité internationaliste avec les luttes de tous les travailleurs et travailleuses, y compris ceux de la nation qui opprime.