Socialisme ou barbarie au seuil du XXIe siècle

(Manifeste programmatique de la Quatrième internationale)

 

4. La crise en Union soviétique et dans les pays de l'Est

Cette crise mûrissait depuis des années. La politique de Mikhaïl Gorbatchev ne l'a pas provoquée, mais seulement révélée au grand jour.

En URSS et en Europe orientale, cette crise s'est surtout manifestée par un ralentissement de la croissance économique, par un retard technologique de plus en plus prononcé par rapport aux pays impérialistes, par une stagnation et une régression sociales, par l'apparition à grande échelle d'une nouvelle pauvreté, par une crise morale et idéologique profonde, par la perte de crédibilité totale des institutions politiques.

A cela se sont joints le déclin prononcé de la motivation du travail, l'absence croissante d'engagement politique, le repli d'importants secteurs de masse vers le conformisme et la vie privée ce qui a incontestablement prolongé la durée de la dictature bureaucratique. Ces tendances furent compensées seulement de façon partielle et insuffisante par une renaissance de l'auto-confiance ouvrière au seul niveau de l'entreprise, et par la renaissance d'une opinion politique autonome dans certains "mini-milieux".

Cette crise ne fut ni une crise du capitalisme ni une crise du socialisme.

Le capitalisme présuppose que non seulement la force de travail mais encore les grands moyens de production soient des marchandises, qui s'achètent et se vendent sur le marché. Il présuppose que le capital-argent soit le point de départ et le point d'aboutissement de la reproduction. Tout cela n'a pas caractérisé l'économie de l'ex URSS.

Le socialisme, quant à lui, est indissociable d'un niveau élevé de productivité du travail et de satisfaction des besoins de consommation des masses. Il présuppose la démocratie la plus large pour le plus grand nombre, une libre confrontation des opinions, l'indépendance des organisations de masse envers les partis et l'Etat, l'exercice du pouvoir par les masses elles-mêmes, l'autogestion. Le socialisme n'a jamais existé dans ces pays. Ce n'est pas le moindre crime de Staline que d'avoir associé la notion de socialisme à des monstruosités bureaucratiques telles que la dictature policière, le Goulag, les inégalités croissantes, la corruption généralisée, la mise sous tutelle de la jeunesse, de la science et de la création littéraire et artistique.

Ces pays ne représentaient pas davantage une quelconque variété de capitalisme. Leur crise est spécifique des sociétés de transition post-capitalistes sur lesquelles s'est abattue la chape écrasante d'une couche bureaucratique privilégiée et parasitaire, qui a usurpé le pouvoir des travailleurs. Elles étaient marquées par une contradiction de plus en plus explosive entre un potentiel de progrès social d'une part, et le chaos économique, les inégalités, l'oppression et la corruption résultant de la dictature bureaucratique, d'autre part.

Pour sauver son pouvoir politique, source et fondement de ses privilèges, la bureaucratie peut entreprendre des réformes. Malgré des succès initiaux, les tentatives réformatrices de Tito, Khroutchev, Mao, Deng, ont toutes abouti à une impasse. Les efforts de Gorbatchev ont connu le même sort. Mais elles ont favorisé à la fois une différenciation sociale profonde, y compris au sein de la bureaucratie, avec l'apparition de forces politiques et sociales favorables au capitalisme et un réveil d'activité de masses à la base, sans précédent en URSS depuis la contre-révolution stalinienne.

La manière dont les masses en Europe orientale et en URSS ont réagi à la crise croissante dans ces pays s'est graduellement modifiée à partir de la fin des années 70, du début des années 80. Les socialistes révolutionnaires se sont aperçus avec retard à s'apercevoir de cette modification. Ils se sont, du même fait, trompés quant aux possibilités d'une issue rapide de cette crise favorable au socialisme.

Un facteur important qui explique ce changement de comportement des masses réside sans doute dans la répression, qui s'est abattue dès ce moment sur la "contestation" dans ces pays, tant la contestation ouvrière que la contestation intellectuelle. Cette répression a décapité le potentiel socialiste, par exemple, présent dans Solidarnosc en 1980-81.

Mais aux effets de cette répression se sont joints les résultats objectifs de la crise systémique aggravée dès cette époque : non seulement la détérioration des condition d'existence des masses mais encore une prise de conscience généralisée de la banqueroute de l'"économie de commandement". Celle-ci fut identifiée avec le socialisme à tort vu l'emploi par les tenants du régime du concept de "socialisme réellement existant" et la propagande impérialiste qui caractérisait aussi ces pays comme "socialistes".

Le fait que le mouvement ouvrier international ne se soit pas mobilisé pour appuyer les luttes anti-bureaucratiques entre 1953 et 1981 a contribué à ce que les masses de ces pays aient cherché l'appui idéologique et matériel de la bourgeoisie plutôt que du prolétariat international, au moment où la dictature bureaucratique s'est effondrée.

Du coup, la continuité qui va de la révolte ouvrière en RDA de 1953, des mobilisations ouvrières en Pologne et de la révolution hongroise de 1956, au "printemps de Prague" de 1968-69 et au potentiel socialiste autogestionnaire de l'explosion de Solidarnosc en Pologne en 1980-81, a été rompue.

Les masses en Europe de l'Est et en URSS n'ont plus abordé les crises d'effondrement des dictatures staliniennes et post-staliniennes en 1989-1991 avec une quelconque initiative politique de classe. Elles ont, sur le plan politique, et dans l'immédiat, laissé le champ libre à des fractions de la bureaucratie, y compris des fractions pro-capitalistes, et aux "libéraux" de la petite et moyenne bourgeoisie pour qui l'"économie de marché" est le moyen de s'engager dans l'accumulation primitive du capital.

En outre, en supprimant les libertés démocratiques élémentaires et la liberté individuelle, les régimes bureaucratiques ont conduit à une revalorisation aux yeux des masses de l'ensemble des institutions étatiques bourgeoises, identifiées avec la démocratie.

Mais les premières tentatives de privatisation économique, les ouvertures au capital international et le début de restauration du capitalisme se font inévitablement sous le signe d'une politique d'austérité et d'inégalité aggravée, qui risquent de transformer pareille restauration en une véritable catastrophe, avec des dizaines de millions de personnes projetées dans la régression et la misère sociale et culturelle. Plus les régimes en place poussent dans ce sens, plus la résistance des masses s'accentuera, spécialement parmi les travailleurs. On peut s'attendre aussi à une large résistance aux tentatives d'attaquer les conditions sociales des femmes, spécialement en ce qui concerne le droit à l'avortement.

Face à ces résistances, les tenants de la libéralisation économique à outrance, loin de l'associer à la poursuite d'une ouverture démocratique, seront tentés de recourir à une nouvelle restriction des libertés démocratiques, voire à la répression autoritaire, si le rapport de forces le permet. La généralisation et la consolidation de ces libertés exige un pouvoir ouvrier et populaire institutionnalisé. En l'absence d'un tel pouvoir, et vu l'ampleur que prendra la résistance de masse, ces pays connaîtront une longue période d'instabilité chaotique, au cours de laquelle les conditions d'une victoire des travailleurs pourraient mûrir petit à petit.

Mais il faudra du temps et beaucoup d'expérience de luttes avant que les travailleurs ne conquièrent leur indépendance politique de classe et le niveau de conscience nécessaires pour une telle victoire.  

Retour au sommaire