Socialisme ou barbarie au seuil du XXIe siècle

(Manifeste programmatique de la Quatrième internationale)

 

5. La transition vers le socialisme exclut la domination du marché

Devant la gravité de la crise en URSS et en Europe orientale, d'importants secteurs de la population travailleuse, tant à l'Est qu'à l'Ouest, se résignent à l'idée que la domination du marché constitue un moindre mal par rapport à la gabegie bureaucratique. De là à prôner le "socialisme de marché" il n'y a qu'un pas, franchi par les idéologues réformistes et néo-réformistes de par le monde.

L'idée de "socialisme de marché" est pourtant un contresens. Dans une société authentiquement socialiste, les producteurs librement associés détermineront eux-mêmes ce qu'ils produisent, comment ils produisent, et comment leurs produits sont répartis, du moins dans leurs proportions principales. La gestion démocratique de l'économie, la détermination consciente et collective des priorités et des moyens de les satisfaire, sont incompatibles avec le règne du marché et de la concurrence.

Avant l'avènement d'une société d'abondance, c'est à dire de satisfaction de tous les besoins objectifs, tout système économique est toujours sous la contrainte d'une pénurie relative des ressources productives. Cela signifie que certains besoins sont satisfaits aux dépens d'autres. Ceux qui contrôlent le surproduit social classes ou couches dominantes ont le pouvoir de décider en dernière instance des priorités dans l'emploi des ressources encore relativement rares.

Dans la société capitaliste, ces décisions dépendent des grandes firmes et des grandes fortunes, c'est-à-dire des impératifs du profit et de l'accumulation du capital privé. Les "lois du marché" sont réfractées par ces contraintes et ces impératifs. On construit des résidences secondaires luxueuses alors qu'il y a des millions de "sans-logis", dans les pays dits riches. Il y a 1,7 milliards de personnes qui ne disposent pas d'eau courante, alors qu'il y a des centaines de milliers de piscines privées rien qu'en Californie. On investit massivement pour produire des gadgets de moins en moins utiles, voire nuisibles, alors que les besoins élémentaires de plusieurs milliards d'être humains restent non satisfaits.

Dans l'économie dominée par la bureaucratie soviétique et des formations analogues, les priorités dans l'emploi des ressources étaient déterminées de manière arbitraire et imposées de manière despotique, ce qui a conduit à des disproportions et des gaspillages énormes et croissants.

Dans une économie socialisée, gérée par les producteurs-consommateurs-citoyen(ne)s eux(elles) mêmes, ces priorités seront démocratiquement déterminées par les masses laborieuses. Les besoins à satisfaire avant les autres ainsi précisés seront à la base du plan. La planification socialiste démocratique est indispensable pour assurer que ces priorités soient respectées. Elle doit éviter que les tendances de développement économique ne découlent de "lois économiques" qui s'imposent spontanément derrière le dos des producteurs(trices). Elle doit assurer que ces tendances soient consciemment déterminées, notamment en matière d'emploi, de durée et d'intensité du travail, d'égalité croissante, de priorités pour la santé, l'éducation, la sauvegarde de l'environnement, la culture. C'est ce rapport entre autogestion démocratiquement planifiée et satisfaction des besoins de consommation qui rend une économie authentiquement socialiste supérieure à l'économie capitaliste, y compris sous sa forme "d'économie sociale de marché". Cela s'articule avec une combinaison de formes diverses de propriété, socialisée non-étatique des grands moyens de production et d'"échange", coopérative et privée pour les plus petits.

Les producteurs(trices) libéreront un énorme potentiel de motivation du travail créateur, inventif, de gestionnaires responsables et économes, lorsqu'ils se rendront compte en pratique qu'ils ont le pouvoir de s'assurer des biens et des services de haute qualité, distribués sans entraves. Dès lors, l'"esprit d'entreprise" dans le sens rationnel du terme, qui en régime capitaliste et sous le règne du marché n'est le propre que d'une petite minorité de propriétaires privés s'étendra à la grande majorité des producteurs(trices).

S'appuyant sur l'énorme potentiel de l'informatique, animée en outre par la possibilité d'une réduction radicale de la journée et de la semaine de travail, et d'une socialisation croissante du travail domestique, intégrant toutes les préoccupations écologiques, l'économie socialiste autogérée et démocratiquement planifiée pourra ainsi s'avérer qualitativement plus efficace, plus rationnelle et plus humaine que l'économie capitaliste la plus avancée.

L'expérience yougoslave a confirmé d'une façon dramatique que l'autogestion ouvrière et l'économie de marché, s'excluent à long terme.

Les travailleurs pouvaient y bénéficier d'importantes prérogatives au niveau de l'usine, y compris celle de licencier leur directeur. Mais si le sort de l'usine dépend de sa performance sanctionnée par le marché, qui dépend à son tour d'une foule de facteurs indépendants de la volonté des travailleurs (entre autres, l'état technologique initial, le degré de monopolisation des produits vendus, l'accès différencié au crédit, l'accès non moins différencié aux devises permettant d'importer outillage, matières premières, pièces de rechange), les travailleurs peuvent se trouver pénalisés par le marché quels que soient leurs efforts. Leur entreprise peut même être acculée à la banqueroute. Que reste-t-il alors de l'autogestion, si ce n'est le "droit" des travailleurs de se licencier eux-mêmes?

Dans la transition entre le capitalisme et le socialisme, un recours aux mécanismes marchands reste nécessaire et utile dans les secteurs qu'une insuffisante socialisation objective du travail prépare mal à la propriété collective : artisanat, certains secteurs de la distribution et des services, etc. Il peut contribuer à éliminer la pénurie en brisant des monopoles qui n'incitent pas à prendre suffisamment en compte les besoins des consommateurs dans l'agriculture, et le commerce de détail, à condition toutefois que des monopoles privés ne se substituent pas au monopole d'Etat.

Mais ce recours n'est positif que dans le cadre d'une orientation consciente vers le dépérissement graduel des relations marchandes, et surtout joint au règne d'une démocratie socialiste pluripartiste qui laisse dans tous ces domaines les pouvoirs décisionnels aux les mains des masses.

L'emploi d'un étalon monétaire stable, le fonctionnement partiel et provisoire du marché doivent s'insérer dans une économie démocratiquement dirigée, c'est-à-dire dans un ensemble de décisions politiques veillant à ce que les mécanismes marchands partiels n'accentuent pas les inégalités sociales, n'opèrent pas de transferts au détriment des couches les plus démunies de la population, n'entament pas le système de protection sociale qui assure à tous les citoyen(ne)s la satisfaction de leurs besoins de base, ne dégradent pas les conditions des femmes, particulièrement vulnérables comme travailleuses et comme consommatrices. Cela suppose un renforcement des mécanismes de la démocratie socialiste, du contrôle public sur tous les rouages de la vie économique et sociale.

Sans un pouvoir politique réellement exercé par les travailleurs, le renforcement même partiel de critères marchands, loin de favoriser la transparence et la démocratisation, accentue la bureaucratisation et la corruption de l'appareil d'Etat, et le risque d'expropriation politique du prolétariat par des couches privilégiées.

Tous ces problèmes ne pourront être résolus à l'aide de schémas pré-établis et de formules simplistes. Les socialistes révolutionnaires les aborderont avec un esprit ouvert non-dogmatique, sachant apprendre des expériences pratiques, ajustant progressivement leurs positions en fonction de celles-ci, en dialogue constant avec d'autres courants progressistes et avec les secteurs les plus combatifs des masses.

La construction du socialisme est une uvre de longue haleine. Elle est un véritable laboratoire historique dans lequel aucune voie royale n'est tracée d'avance. Aucune infaillibilité papale ne peut la guider. Les erreurs y sont inévitables.

La capacité des masses à corriger celles-ci grâce à la démocratie socialiste la plus large, et la détermination des révolutionnaires de conformer leur pratique strictement à leurs principes, sont la garantie principale que ces erreurs n'entraveront pas la marche du progrès.  

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