Socialisme ou barbarie au seuil du XXIe siècle

(Manifeste programmatique de la Quatrième internationale)

 

6. Travail salarié, travail aliéné

La bourgeoisie se vante couramment, surtout dans les pays impérialistes, d'avoir réussi à "intégrer" les salarié(e)s à la fois comme consommateurs(trices) et comme citoyen(ne)s. Le constat est sujet à caution, même s'il correspond partiellement à la réalité. La longue suppression des libertés démocratiques dans les pays sous domination bureaucratique, et l'incapacité des bureaucratie à satisfaire les besoins des masses en matière de biens de consommation de qualité, ont versé de l'eau au moulin de la propagande bourgeoise à ce propos.

Cependant, à la lumière de l'expérience des dernières décennies, il apparaît incontestable que le capitalisme, même le plus riche et le plus "éclairé", est incapable d'intégrer les salarié(e)s en tant que producteurs(trices). Le travail salarié est condamné à rester un travail aliéné. Il est soumis aux impératifs des "performances" sanctionnées par le profit. Cela implique que la masse des salarié(e)s reste soumise à l'insécurité de l'emploi et donc de l'existence, au chômage périodique sinon chronique, à la peur de la perte de l'emploi, aux aléas de la maladie et de l'invalidité, à la réduction de revenus en période de retraite.

L'inégalité sociale est fatalement liée au salariat. Que les salaires soient bas ou élevés, ils ne servent qu'à la consommation courante ou future. Ils ne produisent pas des fortunes qui permettent de vivre sans travailler. Cela reste le propre des propriétaires du capital.

Du même fait, il y a aliénation au niveau de la satisfaction de besoins essentiels, comme le logement, la santé, l'accès aux connaissances et à la culture. L'inégalité sociale qui marque le régime capitaliste est aussi une inégalité devant la maladie et devant la mort.

Mais le travail salarié est avant tout un travail aliéné et aliénant en tant qu'activité, c'est-à-dire en tant que travail lui-même. Pour pouvoir les subordonner aux impératifs du profit, le Capital doit soumettre les salarié(e)s à un contrôle social au cours du processus de production. Il doit contrôler l'emploi de leur temps, subordonner l'organisation et le rythme du travail aux besoins de la production de la plus-value. Les producteurs(trices) restent esclaves des machines et du chronomètre, non seulement à l'atelier mais aussi de plus en plus au bureau et dans le secteur des services. Même lorsque de nouvelles formes d'organisation du travail sont substituées à la chaîne, et que les "cercles de qualité" et le travail en petites équipes s'implantent ce qui ne concerne encore qu'une minorité d'entreprises les salarié(e)s ne sont guère maître(esse)s du processus de production. Ils ne déterminent ni ce qu'ils produisent, ni comment ils le produisent, ni à qui leur production est destinée. Ils restent des esclaves de la machine, dominés par une hiérarchie de grands et de petits chefs, sous une forme brutale ou subtile.

La production et les profits qui en découlent restent des buts en soi. Le travail, l'activité productive, n'est pas un moyen de réaliser toutes les potentialités créatrices de la personne humaine. Il n'est qu'un moyen de gagner de l'argent.

Quoi d'étonnant que la grande majorité des salarié(e)s, aliéné(e)s par la nature même de leur travail, soient dès lors des êtres frustrés et aliénés aussi dans le domaine de la consommation, qu'ils soient des consommateurs(trices) largement passifs au cours de leurs loisirs, qu'ils subissent la substitution progressive de la culture de l'image à la culture des signes, qu'ils aient souvent recours à l'alcool sinon à la drogue pour noyer la fatigue, l'ennui, l'absence de perspectives et d'espoir.

Une société ne peut être une société d'hommes et de femmes libres si elle n'est pas fondée sur le travail libre et désaliéné, c'est-à-dire sur l'abolition du salariat.

L'aliénation universelle des hommes et des femmes entraîne également leur aliénation d'avec la nature. Le fait de vivre dans des milieux artificiels engendre une opacité croissante de l'interaction entre l'humanité et la nature y compris dans la conscience humaine.

Elle englobe également une aliénation de la nature humaine elle-même, une négation de l'être humain comme être social et politique, qui développe par priorité des rapports de plus en plus riches avec d'autres êtres humains, qui ne subordonne plus cet élan à l'accumulation irrationnelle d'un supplément de biens matériels de moins en moins utiles.

La désaliénation du travail n'est ni un vu pieux ni une chimère. Elle est l'aboutissement du mouvement réel d'opposition à toute forme d'exploitation et d'oppression qui croît au sein même de la société existante, fût-ce sous une forme encore fragmentaire.

Les socialistes révolutionnaires n'abordent pas ce mouvement réel avec des positions préétablies. Ils ne le jugent pas selon qu'il soit "récupérable" ou non par l'ordre établi, "gradualiste" ou non-gradualiste. Vu sa nature émancipatrice, il a le potentiel de frapper à la racine même de la société bourgeoise (grèves actives!). La tâche des socialistes révolutionnaires, c'est de se rendre compte de ce potentiel, de le stimuler par leur apport et leurs initiatives pratiques, politiques, et théoriques. Ils s'efforcent avant tout de l'unifier progressivement jusqu'à ce qu'il s'attaque au désordre bourgeois dans son ensemble.

 

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