Socialisme ou barbarie au seuil du XXIe siècle

(Manifeste programmatique de la Quatrième internationale)

 

9. Le déclin des "contre-cultures"

La tendance à la privatisation et le déclin prononcé de modes de pensée et d'action collectifs qui y est associé ont eu comme effet le plus néfaste le déclin de la "contre-culture" ouvrière dans les pays plus industrialisés.

L'idéologie dominante de toute société de classe est l'idéologie de la classe dominante. Il est illusoire d'espérer que le prolétariat, privé de ressources matérielles suffisantes, puisse la supplanter au sein de la société bourgeoise. Mais qui dit "idéologie dominante" ne dit point "idéologie unique". Au sein du monde capitaliste coexistent l'idéologie bourgeoise hégémonique, l'idéologie d'anciennes classes dominantes, et la "contre-culture" ouvrière plus ou moins inspirée de valeurs socialistes.

Son étendue varie selon l'époque et de pays en pays. Mais lors de l'essor du mouvement ouvrier organisé, des années 90 du siècle passé jusqu'aux années 50 de ce siècle, elle était à son tour hégémonique au sein des salarié(e)s dans des nombreux pays impérialistes, et dans plusieurs pays semi-industrialisés. Cette "contre-culture" était fondée sur des valeurs de solidarité et de coopération. Elle influençait, inspirait, donnait perspective et espoir à des dizaines de millions d'êtres humains. Elle déterminait en bonne partie leur comportement quotidien.

Elle s'était institutionnalisée dans des réseaux d'organisations qui regroupaient enfants, jeunes, adultes, vieillards pendant presque toute leur vie: organisations de pionniers et de jeunesse; partis politiques; Maisons du peuple; organisations sportives; caisses d'assistance mutuelle diverses; organisations de retraité(e)s ; organisations féministes; fanfares et cercles dramatiques. Le syndicat de masse était la plus importante de ces organisations. Sans déterminer automatiquement une prise de conscience politique et un comportement électoral de classe, ce réseau puissant l'encouragea sans aucun doute.

Avec la privatisation résultant de la "société de consommation", ce réseau a commencé à se démanteler. Le mouvement syndical a été le moins touché. Mais les autres organisations ont toutes subi un déclin, quelquefois dramatique.

L'expression la plus nette est le déclin de la presse ouvrière. Jadis, quotidiens socialistes et communistes se diffusaient à des millions d'exemplaires. Aujourd'hui, les partis social-démocrates les plus plus puissants comme le SPD, le PS autrichien, le Parti travailliste britannique, le PS français et celui de l'Etat espagnol, ne disposent même plus d'un quotidien.

Ce déclin de la contre-culture ouvrière n'a pas eu d'effet électoral immédiat. Il peut même coïncider pendant un certain temps avec une nouvelle croissance des votes en faveur des partis ouvriers traditionnels, essentiellement pour des motifs de "moindre mal". Mais il rend des secteurs de la classe ouvrière plus perméables à des motivations inspirées des idées réactionnaires. Le regain d'influence des idéologies des formations d'extrême-droite dans des secteurs, certes minoritaires mais non négligeables de la classe ouvrière, l'atteste, d'autant plus que les directions des organisations ouvrières traditionnelles leur font des concessions scandaleuses, à des fins électoralistes à courte vue.

Dans les pays du "Tiers-monde", la cohésion au sein de la communauté villageoise, même si elle est minée par le système des castes comme en Inde ou par une différenciation sociale croissante, a constitué elle aussi un contre-poids sérieux à la domination totale de l'idéologie et des valeurs prédominantes de la bourgeoisie.

Dans l'ex URSS et les autres pays dominés par une bureaucratie privilégiée, le déclin de la culture ouvrière et de ses valeurs propres a des sources spécifiques, avant tout le terrible discrédit que les dictatures stalinienne et post-stalinienne ont jeté sur le communisme, le marxisme, le socialisme, identifiés à tort mais dans les faits avec les méfaits de la dictature. Il en a résulté une profonde crise idéologique et morale qui sape, là aussi, dans une première étape, l'inclination des masses à s'opposer aux "valeurs" de l'idéologie bourgeoise.

Dans le vide ainsi créé pénètrent des tendances idéologiques réactionnaires et rétrogrades: la superstition; l'intégrisme religieux; le chauvinisme; le culte de la violence; le rejet ouvert des droits humains universels; le rejet de l'égalité des sexes et le mépris à l'égard des femmes; la xénophobie et surtout le racisme; le mépris voire la haine à l'égard d'une partie substantielle des habitant(e)s de la planète.

Il ne faut pas identifier le caractère néfaste du déclin des "contre-cultures", fondées sur la coopération et la solidarité collectives, avec un rejet du droit des individus au développement de leur personnalité propre. Ce qui s'oppose, ce n'est pas "collectivisme" et "individualisme". Ce qui s'oppose, c'est le collectivisme socio-économique qui crée le cadre matériel indispensable à l'émancipation de tous et de toutes, et l'individualisme bourgeois qui n'assure la possibilité matérielle de la liberté individuelle qu'à une toute petite minorité de la société.

 

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